LA ROBE DE TA VIE ✶ Ma lecture d’été


LA ROBE DE TA VIE : UNE FICTION DE LILIA HASSAINE

J’ai longtemps détesté les mariages. De cet événement, je n’aimais ni les rituels, ni les petits fours, au point d’avoir – dans l’un de mes poèmes – renversé l’adage des contes de fées : “Ils eurent beaucoup d’enfants et ne se marièrent jamais.” J’écoutais en boucle La Non-Demande en mariage de Georges Brassens, convaincue que dans ses vers se cachait le secret de la longévité de l’amour : “Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin.” Assister à un mariage me déprimait outre mesure. Je voyais mes amies les plus indépendantes se plier à des conventions séculaires, et les plus féministes se transformer en grenouilles de bénitier, prêtes à passer des heures assises dans une robe virginale, un bouquet champêtre à la main. La robe était l’objet de toutes les passions. Il fallait attendre l’entrée de la mariée, quelques minutes après son fiancé, pour découvrir – suspens insoutenable – la tenue choisie. Traîne légère ou meringue, mousseline ou crêpe de soie, voilée ou en cheveux, la princesse d’un jour serait forcément “pure” puisque vêtue de blanc, alors qu’elle n’est plus vierge depuis au moins quinze ans.

Ce jour-là, j’assistais aux noces d’une de mes amies d’enfance, Carolina. Elle ressemblait alors à toutes les fiancées, peinturlurée, et surexcitée à l’idée d’être au centre de l’attention le temps d’une journée. Un an auparavant, nous avions elle et moi discuté longuement de sa robe et je lui avais présenté les portfolios de plusieurs créatrices que j’aimais beaucoup – dont certains modèles de ma propre sœur qui, après des années d’expérience dans la haute couture, s’est lancée à son compte juste avant le confinement, accompagnée pour la confection d’un ancien couturier de la maison Dior. Je ne m’attendais pas à son approbation immédiate, mais je croyais que Carolina serait au moins curieuse, sensible au travail sur mesure et au cœur que mettent certains designers à imaginer et à dessiner des robes adaptées à la fois aux goûts et à la morphologie de leurs clientes. Ma sœur, comme d’autres jeunes créatrices, fait partie de ces passionnés, brodant souvent elle-même le voile de ses mariées. J’ajoute que j’ai toujours été sensible à la dimension "ésotérique" de la main qui touche, geste porte-bonheur capable de donner au vêtement un supplément d’âme (et qu’est-ce qu’un mariage, si ce n’est un symbole ?)

Carolina m’entendait, mais ne m’écoutait pas. Elle avait déjà jeté son dévolu sur une robe en acrylique, portée par une ex-Miss France. Cette robe, n’importe quel.le couturier.e de n’importe quel patelin aurait pu s’en inspirer facilement, dans des matières plus nobles, et en trois fois moins cher. Mais j’avais sous-estimé le pouvoir du “hashtag” qu’on accole sous nos photos pour signifier qu’on est allé dans telle boutique à la mode. Peu importe la qualité des tissus, l’origine des dentelles, la précision des broderies, l’image devait l’emporter sur les sentiments. Le mariage était devenu l’équivalent des photos de chats, et autres niaiseries d’Instagram. Pour ma part, j’étais condamnée à demeurer vieille fille, rabat-joie et aigrie.

J’ai oublié de préciser que Carolina avait choisi de se marier aux Baléares “pour être sûre d’avoir du beau temps” et qu’il pleuvait (donc) ce jour-là. Sa robe était trempée, pas très ajustée, elle baillait au niveau du dos, et les témoins – dont le rôle consiste traditionnellement à beugler des compliments hypocrites – répétaient comme pour s'en convaincre “elle est belle”Devant les mariées, comme devant les nourrissons, il convient de s’émerveiller. L’entrée de Carolina fut rythmée par les notes d’un pianiste qui jouait si faux qu’elle lui a demandé elle-même d’arrêter. Cette cérémonie commençait mal, et je ne pouvais m'empêcher de penser qu’elle était à l’image de sa robe, choisie pour de mauvaises raisons.

Dans mon esprit, et pour la première fois de ma vie, un vêtement était sur le point de causer une rupture amicale. Il symbolisait l’ensemble de nos divergences, tout ce qui nous avait peu à peu éloignées l’une de l’autre depuis plusieurs années. J’ai compris que nos choix vestimentaires n’étaient pas anodins. Moi qui me piquais souvent de ne pas m’intéresser à la mode, je réalisais soudain que ma manière de me vêtir disait précisément mon souci de ne “rien dévoiler” – ce qui constitue déjà un message en soi. On s’habille moins pour nous-mêmes que pour dire, et signifier notre manière d’être au monde.


Pendant le dîner, j’étais renfrognée. Je me jurais à moi-même que je n’assisterai plus jamais à aucun mariage de ma vie, ni à aucune autre mascarade du genre. Mon voisin, lui, avait l’air de passer une excellente soirée. Il cherchait à engager la conversation, ponctuant ses phrases d’un rire alcoolisé qui n’eut d’autre effet que de me tendre davantage. Il se servait des verres de vin, les uns après les autres, tout en me racontant sa vie, “ici, à Formentera”. Nino portait du bleu marine, comme tous les hommes de la soirée, et je songeai alors que le féminisme n’était décidément jamais arrivé jusqu’au monde féerique du mariage : les femmes devaient investir dans des robes de soirée colorées, se changer de fête en fête pour ne pas avoir l’air d’être toujours habillées pareil, tandis que les hommes pouvaient se contenter du traditionnel costume sobre, que certains – au vu des taches de gras – ne prenaient même pas la peine de laver. Celui de Nino était propre, mais beaucoup trop petit pour lui.

Il me donna l’explication, non sans m’avoir fait promettre au préalable de garder le secret : il ne connaissait personne à ce mariage, il travaillait au bar de l’hôtel où logeaient les témoins. La veille, il avait fait la connaissance de Jules, le marié, et de sa bande d’amis, au cours d’une soirée d’anthologie. Le matin de la cérémonie, l’un des témoins ne s’est pas présenté à l’église, et Jules l’a supplié de le remplacer au pied levé pour signer le registre. Le costume appartenait donc au petit frère de Jules, qui avait bien voulu lui prêter. L’anecdote m’a amusée. Nino m’a alors demandé pourquoi j’avais l’air si contrariée au début du dîner. J’ai préféré l’inviter à danser, pour éviter de parler.

Deux années ont passé. Hier, j’ai croisé Carolina par hasard dans un parc à chiens de la capitale. Elle promenait une poussette vert kaki, et un épagneul breton. Nous ne nous sommes pas revues depuis Formentera – où j’avais fini, à l’aube, titubante, par lui balancer mes quatre vérités sur sa cérémonie “en carton-pâte” et sa robe “en papier mâché” qui illustraient selon moi toutes les dérives marketing de l’époque, à savoir que “tout cela ne veut plus rien dire” et que “le mariage est sans doute la première cause de divorce”. J’avais pris mon avion le lendemain, moitié fière de ma franchise, moitié embarrassée de l’avoir blessée, mais – trop tard – le mal était fait. Après quelques politesses d’usage, et une caresse à mon bichon havanais, elle a pris ma main : “Alors, comme ça, toi aussi ?” Carolina n’a pu s'empêcher de sourire : “Nino ?” J’ai retiré mes doigts, les joues rosies par la honte. La semaine dernière, Nino m’a demandée en mariage au cours d’un week-end à Florence. Hôtel 5 étoiles, chambre surclassée, vue sur le Duomo, petit déjeuner au lit. Genou à terre, et tutti quanti. Je me suis entendue accepter, les yeux mouillés de larmes. Reste désormais à choisir la robe.

Cette fiction a été publiée dans Harper's Bazaar N°5 du mois d’Aout 2023


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